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« La population a le droit de savoir dans quelle mesure notre système de santé est sûr »

Édition n° 127
Fév.. 2020
Qualité et sécurité des patients

Interview. La fondation Sécurité des patients s’empare du sujet des événements indésirables en médecine sans clouer personne au pilori. Selon Dieter Conen, président de la fondation, l’objectif est de changer le système pour que ces événements ne se reproduisent plus.

Monsieur Conen, votre fondation indique sur son site Internet aspirer à une « culture de la sécurité effective et constructive dans le secteur de la santé ». Qu’entendez-vous par « culture de la sécurité » ?

Il n’est pas simple de définir ce qu’est la culture de la sécurité. Nous nous appuyons sur les réflexions d’Edgar Schein, à qui l’on doit la notion de culture organisationnelle. Pour simplifier en une phrase : la culture d’une organisation décrit, selon lui, la manière dont les tâches sont accomplies au sein de cette organisation. Si l’on transpose cela à la sécurité, la culture implique bien plus que les normes et les mesures mises en œuvre.

Pour nous, la culture de la sécurité comprend cinq aspects. Tout d’abord, le leadership : développer une culture de la sécurité incombe aux dirigeants et exige un engagement à tous les niveaux de direction. Entrent ensuite en jeu des questions liées aux dotations, qui doivent être adaptés. Une troisième question se pose : les processus sont-ils standardisés, définis et appliqués ? Le quatrième aspect est celui de performance des processus. Un hôpital doit disposer d’instruments adaptés qui lui permettent de savoir ce qui fonctionne bien et où des erreurs se produisent afin de pouvoir en tirer des enseignements et s’améliorer. Le cinquième et dernier impératif est une communication transparente en interne et vis-à-vis de l’extérieur, car les problèmes de communication jouent souvent un rôle central lors d’événements indésirables. Les équipes devraient non seulement discuter des cas difficiles en amont, mais en assurer aussi le suivi afin de pouvoir en tirer les conclusions nécessaires et d’être en mesure de réagir correctement dans les moments critiques.

Une culture de la sécurité existe-t-elle dans tous les établissements de santé ?

Oui, mais avec des degrés de maturité différents. La culture de la sécurité des patients est maximale lorsque tous les processus sont contrôlés – et constamment optimisés – du point de vue de leur pertinence pour la sécurité et de leur potentiel de risque.

Dans quelle mesure les accidents sont-ils fréquents ?

Nos données ne sont pas prospectives, mais généralement recueillies après coup. Par conséquent, nous ne pouvons pas exclure que la réalité soit déformée. Les données montrent que 90 % à 95 % des hospitalisations se déroulent sans aucun problème. Dans 5 % à 10 % des cas, les mesures médicales prises n’ont pas l’issue escomptée. Dans la moitié environ de ces événements indésirables, quelque chose s’est mal passé sans qu’il y ait eu de défaillance humaine. Mais dans approximativement un tiers à la moitié des cas, l’événement est attribuable à une erreur – et était donc évitable. Alors qu’ils auraient pu être évités, ces dommages engendrent non seulement une grande souffrance pour les patients concernés et leurs proches, mais aussi des frais supplémentaires considérables.

La fondation Sécurité des patients a été créée en 2003. Qu’a-t-elle déjà accompli ?

Nous avons fait de la sécurité des patients un sujet de discussion. Nous avons réussi à parler d’événements critiques et parfois même tragiques sans crier au scandale, et cela est très important. Nous sommes parvenus à faire comprendre que les personnes à l’origine de dommages ne sont pas mauvaises, mais travaillent au sein de systèmes qui fonctionnent mal et, pour cette raison, provoquent malheureusement parfois des incidents. La priorité n’est donc pas de punir (sauf s’il s’agit d’une négligence grave), mais d’améliorer le système. En nous focalisant sur ce point, nous avons su gagner la confiance du grand public, mais aussi des professionnels. Les projets communs mis en place pour améliorer le système le montrent aussi.

Qu’est-ce que la fondation n’est pas encore parvenue à faire ?

Nous travaillons avec un nombre restreint d’hôpitaux pour nos projets pilotes. Nous manquons cependant de moyens pour étendre géographiquement cette collaboration. Nous aimerions par exemple que les dommages médicaux soient recensés dans toute la Suisse. Nous n’y sommes pas encore parvenus, pour différentes raisons. C’est pourquoi nous ne connaissons pas la véritable ampleur de ces dommages. En Suisse, personne ne sait par exemple à quelle fréquence on n’opère pas un patient du bon côté. Nous devrions pouvoir débattre de ces chiffres, car je pense que la population a le droit de savoir dans quelle mesure notre système de santé est sûr. L’absence de transparence quantitative nous empêche également d’établir si les dommages dus à des erreurs sont moins fréquents qu’il y a 15 ans dans le secteur de la santé.

La fondation Sécurité des patients gère pourtant bien un système de déclaration des erreurs ?

Oui. Mais, à ce jour, notre système de déclaration permet uniquement de recenser les événements qui n’entraînent aucun dommage. Nous nous limitons clairement à ce type d’événements, car les erreurs qui entraînent des dommages soulèvent des questions de responsabilité civile. Nous ne voulons pas que des rapports établis sur une base volontaire soient utilisés contre leur auteur. Il y a quelques années, un cas au Tessin a toutefois montré que c’est exactement ce qui peut arriver. Contrairement à ce qui se passe en Allemagne, par exemple, il n’existe aucune réglementation qui protège les déclarations. Les procureurs fédéraux peuvent y avoir accès s’ils en font la demande.

Dans ce cas, quelle est la finalité du système de déclaration des erreurs ?

Notre système s’appelle CIRRNET ou Critical Incident Reporting and Reacting Network, en anglais, car il met en réseau et regroupe les déclarations faites dans des systèmes apparentés locaux. Cela permet d’identifier des problématiques qui ont une importance suprarégionale. En collaboration avec différents experts, nous élaborons ensuite des recommandations auxquelles tous les établissements de santé intéressés peuvent avoir accès par le biais d’alertes rapides, les « Quick Alerts ».

Vous vous êtes décrit comme un « citoyen de la médecine » qui « respecte ses obligations vis-à-vis des patients ». Quelles sont ces obligations ?

Un citoyen ne doit pas propager d’informations mensongères, mais être franc et transparent et se sentir responsable de son environnement et de la préservation de la collectivité. Il en va de même pour le corps médical, qui ne devrait pas se cacher derrière un certain snobisme, mais essayer d’entreprendre tout ce qui est possible pour ses patients et se faire en quelque sorte leur avocat. Cela fonctionne bien au niveau individuel, car les médecins sont généralement profondément motivés, s’impliquent pour leurs patients et se sentent responsables d’eux. Au niveau systémique, on constate toutefois souvent une résistance de la part du corps médical.

Comment l’expliquez-vous ?

Au cours du cursus de médecine, on met avant tout l’accent sur le contrat individuel qui lie le médecin et le patient. La liberté de décider du traitement est par ailleurs un paramètre important dans la relation médecin-patient. Toutefois, les médecins ont aussi des obligations envers la société, car c’est elle qui met des moyens à disposition. Le corps médical a en outre une mission de santé publique qui implique notamment la sécurité des patients. Lorsque des dommages vont jusqu’à entraîner un décès, il faut non seulement que l’on connaisse leur fréquence, mais que l’on sache aussi ce qu’on peut faire à titre préventif pour les éviter ou au moins minimiser leurs répercussions.

Quel rôle jouent les aspects psychologiques, notamment le fait que beaucoup de personnes ont du mal à s’excuser ?

Cela complique bien entendu les choses. Il est fréquent qu’un médecin dise à son patient : « Ça va aller, je l’ai déjà fait souvent. » Mais personne ne peut promettre que tout se passe toujours sans encombre. Lorsqu’un imprévu frappe le patient, il faut admettre qu’il y a eu une erreur. Il n’est pas rare que les personnes qui expriment des regrets concernant un incident se heurtent au fait que beaucoup perçoivent encore une telle démarche comme un aveu de culpabilité.
Cependant, si on souligne d’emblée qu’aucune intervention n’est dénuée de risque, on peut ensuite sortir de la contradiction, et dire : « On ne pouvait pas exclure ce qui s’est passé. Je suis désolé que cela vous soit arrivé. » On peut ensuite s’appuyer sur cette base pour examiner ensemble pourquoi on en est arrivé là – au lieu de donner l’impression que rien ne s’est produit.

Quelle est l’importance du travail d’équipe pour la sécurité des patients ?

Il est essentiel. Beaucoup de médecins trouvent les formations en équipe ennuyeuses, alors qu’ils s’enthousiasment par exemple pour de nouveaux instruments de microchirurgie. Néanmoins, les formations pour la sécurité des patients sont au moins aussi importantes, voire beaucoup plus. Une fois de plus, cela est lié au fait que la formation est axée sur l’individu. Quand l’aspect individuel est vraiment prédominant, il contraste avec l’esprit d’équipe. Je vois cela comme un capitaine qui a une attitude « toxique » en pensant qu’il est le seul à pouvoir résoudre le problème. On perd alors de vue que même le meilleur chirurgien ne peut obtenir de bons résultats que si tous les autres acteurs – de l’équipe de nettoyage à l’anesthésiste très spécialisé, en passant par l’équipe infirmière – assument les tâches qui leur incombent. On a aujourd’hui besoin de personnes qui travaillent en équipe en s’enquérant de l’opinion des autres et en en tenant compte.

Vous vous consacrez à la qualité des prestations médicales depuis déjà plus de trente ans. Comment réagissent vos consœurs et confrères ? Êtes-vous considéré comme un pionnier ou comme quelqu’un qui crache dans la soupe ?

Je ne pense pas être considéré comme quelqu’un qui crache dans la soupe. Quand nous appuyons là où cela fait mal, nous y mettons toutes les formes nécessaires et en sachant que la plupart des erreurs ne sont pas dues à de mauvaises intentions. Souvent, nous constatons que les gens sont contents que nous nous emparions des problèmes pour en parler, car ils ne sont plus obligés de les passer sous silence.

Pour conclure, regardons vers l’avenir : que souhaitez-vous pour la sécurité des patients ?

Il faut davantage de transparence. Cela ne sera possible que si nous investissons aussi dans le domaine informatique. Je pense notamment que le dossier électronique du patient apportera des améliorations importantes, surtout en termes de sécurité des médicaments – à la condition que les données saisies soient mises en relation entre elles et que toutes les personnes en contact avec le patient mettent à jour le dossier en son nom.

Quelles sont vos inquiétudes ?

La fondation Sécurité des patients emploie 19 personnes qui se partagent environ 12 emplois à temps plein. Environ deux tiers de nos coûts sont couverts par des projets qui sont généralement proposés à et financés par l’OFSP. Le reste provient d’un montant d’environ 9 centimes par habitant qui nous est versé par les cantons en fonction de la taille de leur population. Toutefois, ce financement de base risque de disparaître lors de l’entrée en vigueur en 2021 des nouvelles dispositions de la loi révisée sur l’assurance-maladie pour le renforcement de la qualité et de l’économicité. Nous risquons de perdre la sécurité de planification et la continuité. La fondation a accompli un travail de qualité et s’est ainsi forgé une bonne réputation en un peu plus de quinze ans. Nous en sommes fiers. Mais ce que nous avons construit est aujourd’hui en péril.

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